En coopération avec la FES Paris, le politiste Frank Decker est auditionné par le groupe de travail parlementaire du PS sur la réforme du mode de scrutin en France. L’occasion pour la FES d’échanger avec lui sur les avantages et les inconvénients du vote à la proportionnelle, vue d’Allemagne.
FES : L’Allemagne et la France débattent actuellement d’une réforme de leurs systèmes électoraux respectifs. Or, aussi bien le scrutin proportionnel, en Allemagne, que le scrutin majoritaire, en France, ont leurs avantages et leurs inconvénients. Existe-t-il, selon vous, un système électoral idéal pour nos sociétés de plus en plus fragmentées ?
Decker : On peut raisonnablement affirmer que le mode de scrutin proportionnel est mieux adapté aux sociétés fragmentées que le mode de scrutin majoritaire. Aussi, je pense qu'il est logique que les pays qui ont un système électoral majoritaire intègrent davantage d’éléments du scrutin proportionnel afin de pouvoir mieux refléter cette diversité. C'est l'avantage de la proportionnelle. Si l'on regarde les systèmes électoraux en Europe, les modes de scrutin proportionnel sont aussi nettement plus nombreux.
La France et la Grande-Bretagne sont toutefois des contre-exemples connus. D'autres pays ont des modes de scrutin mixtes. Quels sont exactement les avantages du système proportionnel en matière de représentativité ? L'idée de base du système électoral proportionnel est le principe d’une correspondance entre la répartition des voix des électeurs et celle des mandats des partis qui se présentent à l’élection. Le Parlement doit refléter le plus précisément possible le rapport de force réel à la sortie des urnes. On ajoute à ce principe une limite qui peut être considérée comme légitime : afin d’éviter une fragmentation excessive du Parlement, le principe de proportionnalité est limité par l’introduction d’un seuil de voix nécessaire pour qu'une liste puisse être représentée au Parlement. Les seuils électoraux ont été introduits dans la plupart des pays en même temps que les modes de scrutin proportionnel, y compris en France.En France, nous avons un mode de scrutin majoritaire pour les élections législatives et les élections présidentielles, mais pour les élections européennes par exemple, c’est le scrutin proportionnel qui s’applique. Oui, c’est le même système que nous avons en Allemagne, y compris le seuil électoral. Le scrutin majoritaire est différent dans la mesure où il est basé sur le principe de circonscriptions électorales dans chacune desquelles se déroule un vote à la majorité. De ce fait, les suffrages minoritaires ne sont pas pris en compte et ne sont pas représentés au Parlement. Ainsi, les rapports entre majorité et minorité au Parlement sont faussés au point qu’il peut arriver que 30 ou 35 % des voix suffisent pour obtenir une majorité confortable de sièges. Ce type de répartition des sièges assure la stabilité et facilite la gouvernabilité du pays. En France ou en Grande-Bretagne, jusqu'à récemment, il n'a jamais été vraiment question de former des coalitions et un parti pouvait gouverner seul. Dans le cadre d’un système proportionnel, la formation d'une coalition implique, du fait du morcèlement du paysage politique, de plus en plus souvent deux, voire quatre ou cinq partis, comme aux Pays-Bas. Cela complique à la fois la formation d'un gouvernement et la capacité de celui-ci à gouverner.L'Allemagne a déjà un scrutin proportionnel avec un système de seuil. Pourquoi l'Allemagne discute-t-elle aussi d'une réforme de son système électoral ? Où est le problème ? Les systèmes de partis ont fortement évolué dans nos deux pays. Tout comme en France, nous avions jusqu'au début des années 1990 ce que l'on appelle un système bipolaire, constitué de deux partis principaux très puissants, les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates, et complété par un petit parti libéral, le FDP. Aujourd’hui, nous avons un système à six partis. Les conséquences de cette transformation sur le système électoral sont considérables. Prenons l’exemple du seuil électoral en vigueur en Allemagne : lors des dernières élections dans le Land du Brandebourg, plusieurs partis traditionnels ont manqué de peu la barre des 5%. Or, ces partis auraient été tout à fait utiles pour la formation d'une coalition gouvernementale. A cause de ce seuil électoral, un nombre de plus en plus important de voix n'est pas représenté au Parlement : dans le Brandebourg, ce sont au total 14 % de voix qui manquent à l’appel. C’est pour cette même raison que l'AfD, bien qu'elle n’ait obtenu « que » 29 % des voix aux élections, dispose désormais de plus d'un tiers des sièges au Parlement du Land du Brandebourg. Avec cette minorité de blocage, le parti peut bloquer les réformes constitutionnelles ou la nomination de juges de la Cour constitutionnelle. C’est un sujet qui inquiète beaucoup de monde en Allemagne.Revenons à la France : lors des élections législatives, le scrutin majoritaire à deux tours a tout de même empêché le Rassemblement national d’obtenir un nombre de sièges aussi élevé que la part des suffrages qu’il a recueilli dans les urnes. En toute naïveté, peut-on sérieusement conseiller aux Françaises et aux Français de passer au scrutin proportionnel ? Nous voyons depuis longtemps que, dès lors des partis comme l'AfD en Allemagne ou le RN en France obtiennent de 25 à 30% des voix, la formation d'un gouvernement devient très difficile, quel que soit le mode de scrutin. A terme, il est difficile d’imaginer maintenir des partis aussi forts hors du pouvoir. Nous avons un débat similaire en France et en Allemagne. Le RN est devenu, même dans les conditions du scrutin majoritaire, si puissant à l’Assemblée qu’il serait plus logique et sincère de passer désormais au scrutin proportionnel. Grâce aux élections européennes, les Français connaissent déjà ce mode de scrutin et cela pourrait faciliter la transition. A mon sens, le problème principal est qu’on n’a pas l’expérience des coalitions en France. Il va falloir apprendre désormais.
La crise de nos démocraties vient peut-être aussi du fait que la politique s’est éloignée du territoire et des citoyens. Quel est l'impact du scrutin proportionnel sur le lien entre les électeurs et leurs représentants ?
Tout dépend du type de scrutin proportionnel que l’on choisit. Pour les élections européennes, on a en France - comme en Allemagne - un scrutin de liste pur. Tout est très centralisé et donc relativement éloigné des citoyens : dès lors qu’ils établissent les listes nationales, ce sont les partis qui sont aux commandes. Pour les élections au Bundestag, l'Allemagne a un système qui combine, pour une moitié des sièges, un scrutin de liste à la proportionnelle et, pour l’autre moitié, un scrutin uninominal majoritaire à un tour. Dans 299 circonscriptions électorales, la moitié des députés est donc élue directement à la majorité simple des voix, l'autre moitié via les listes des partis. L’électeur dispose donc de deux voix. Mais seule la voix en faveur de la liste, appelée « seconde voix », est déterminante pour la répartition des sièges, ce qui en fait un système purement proportionnel. Le modèle allemand pourrait être intéressant pour la France, car on connaît bien dans ce pays le fonctionnement des circonscriptions uninominales ayant une taille relativement égale. C'est d'ailleurs assez unique en Europe, car la plupart des pays ayant un système électoral proportionnel ont des circonscriptions avec un mode de scrutin plurinominale et de tailles différentes.
En Allemagne, seul le candidat arrivé en tête à la majorité relative remporte la circonscription. En France, c'est la majorité absolue qui prévaut. A défaut d’une majorité absolue obtenue dès le premier tour, plusieurs candidats accèdent au second tour. N'est-ce pas plus démocratique ?
Dans le modèle allemand, le système à six partis, voire plus, fait qu’obtenir 20 % des voix peut s’avérer suffisant pour qu'un candidat gagne la circonscription. Dans ce cas, 80 % des électeurs n'auraient donc pas voté pour la personne en question. Le système français est plus démocratique. De même que la France pourrait s’inspirer de l'Allemagne s’agissant de la combinaison du scrutin de circonscription et du scrutin de liste, l'Allemagne pourrait regarder vers la France pour changer les modalités du scrutin de circonscription. Wolfgang Schäuble avait par exemple proposé, peu avant sa mort, que l'on remplace la majorité relative par la majorité absolue, à savoir que l'on introduise un second tour.
Est-il facile de changer un système électoral ?
Le problème fondamental des réformes des systèmes électoraux est que les partis regardent presque exclusivement leurs propres intérêts. Ils se disent : « le changement va-t-il me profiter ou va-t-il me nuire ? » L’avenir de la réforme dépend des rapports de force du moment. En France par exemple, le RN est traditionnellement favorable au mode de scrutin proportionnel parce qu’il espère en tirer bénéfice et pas seulement parce que ce mode de scrutin conduirait effectivement à une représentation plus équitable. En Allemagne comme en France, la loi électorale n'est pas inscrite dans la constitution, de sorte qu'elle peut être modifiée par le gouvernement avec un vote à la majorité simple. Le risque de désavantager délibérément l'opposition est toujours présent. En 1986, Mitterrand avait par exemple imposé le passage à la proportionnelle pour diviser la droite, avant que l’on retourne au vote à la majorité la fois suivante. En Allemagne aussi, la dernière réforme du mode de scrutin a été adoptée contre la volonté de l'opposition, qui a donc déposé un recours devant la Cour constitutionnelle fédérale.
L'introduction du scrutin proportionnel aurait-elle d'autres conséquences prévisibles pour la France ?
Il y aurait bien sûr des conséquences pour le semi-présidentialisme français, qui est assez unique en Europe. La question se poserait de savoir si le système actuel, dans lequel le président est le véritable chef du gouvernement, serait encore tenable. Avec un système proportionnel, le pouvoir exécutif devrait de fait passer de l’Elysée à Matignon, qui dirige la coalition gouvernementale. Pour cela, il ne serait même pas nécessaire de modifier la constitution. En général, les systèmes électoraux sont difficiles à réformer parce qu'ils sont bien rodés. Les citoyens s'y sont habitués, il faudrait donc réaliser un gros travail de conviction.
On ne trouve guère d'exemples de changement de système électoral dans l'histoire de la démocratie. Ou bien y a-t-il quelque part dans le monde un exemple positif de passage d'un système majoritaire à un système proportionnel ?
Oui, en Nouvelle-Zélande, où on a effectivement repris des éléments du système électoral allemand. En Grande-Bretagne, on a essayé. C'était une revendication des libéraux-démocrates dans la coalition avec les conservateurs. Mais les libéraux-démocrates se sont laissé piéger. En insistant pour que la nouvelle loi électorale fasse l'objet d'un référendum, les conservateurs étaient quasiment sûrs que les Britanniques la rejetteraient, car ils étaient habitués à l'ancien système, qui leur était parfaitement familier.
Frank Decker est professeur à l’Institut de sciences politiques et de sociologie de l’Université de Bonn.
41 bis, bd. de la Tour-Maubourg 75007 Paris France
+33 (0) 1 45 55 09 96info.france(at)fes.de
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